Disgrâce, racisme et malchance

Au sommet de sa gloire en 1861, Paul Belloni Du Chaillu est alors une personnalité célèbre dans les milieux scientifiques internationaux. Mais la rançon du succès ne tarde pas à venir pour le  Réunionnais. Par jalousie, par intérêt idéologique ou par racisme, des scientifiques et des intellectuels de renom l’attaquent violemment. Du Chaillu est ainsi accusé d’avoir trompé ses lecteurs, romancé ses aventures, voire même complètement inventé la plupart de ses récits.

 

Dans la bonne société anglaise, on fredonne même un air moqueur : “Ladies and gentleman, how do you do? I am the gorilla of Monsieur Du Chaillu.

En ce milieu du XIXe siècle, notre explorateur réunionnais est pris dans les turbulences de la fameuse polémique sur le “chaînon manquant“. À l’époque, la communauté scientifique se déchire en effet sur la place des grands singes dans l’histoire de l’évolution. D’un côté, les adeptes de la continuité avec l’Homme et de l’autre, les partisans de la différence radicale. À Londres, John Edward Gray, le conservateur du British Museum, conteste toute qualité scientifique aux ouvrages de Du Chaillu. Défendu par certains de ses pairs, l’explorateur contre-attaque par voie de presse. Deux camps se font face et tous les coups sont permis.

Aux États-Unis, ses adversaires affirment avoir démasqué un imposteur et jouent la carte raciale. Le 20 octobre 1861, Georges Ord, de l’Académie des Sciences de Philadelphie écrit : “Les membres de notre académie qui ont eu l’occasion de voir Du Chaillu disent que la forme de son crâne et les traits de son visage sont la preuve de ses origines bâtardes, qu’il est la progéniture issue d’un mélange africain et européen. (…) Et de ce que j’en ai observé, c’est une caractéristique de la race noire (…) que cette habitude de tout romancer…” Du Chaillu est rattrapé par son statut de quarteron. Autant dire qu’à l’époque, ce n’est clairement pas un atout pour rétablir une crédibilité scientifique.

Jules Verne, hipster un peu raciste sur les bords.

En France, la polémique est toute aussi vive. Jules Vernes dit de son compatriote, avec qui il a traversé l’Atlantique en bateau : “C’est tout au plus s’il est allé au Gabon, et encore s’il y est allé, je ne crois pas qu’il y ait vu d’autres singes que lui.” Faut-il y voir là encore une attaque raciste ou un simple trait d’humour ? Difficile de le dire. Mais l’amalgame entre singes et populations africaines est alors bien en vogue au XIXe siècle, y compris dans les sociétés savantes et chez les élites intellectuelles. Ce n’est pas la première fois en tout cas que Jules Verne est soupçonné de racisme.

À l’époque, le Times et le New York Times font leurs choux gras de ces controverses, dont on peine aujourd’hui à mesurer la violence. Un autre explorateur anglais accuse même Du Chaillu d’être “impliqué dans le rapt de nègres”. Pour un descendant d’esclave, fils de trafiquant, qui a lui-même célébré l’abolition dans les colonies françaises, c’est un comble.

Sans surprise, l’explorateur est à l’époque fortement ébranlé par ces attaques à répétition. Mais il ne jette pas l’éponge pour autant et y puise même une motivation décuplée. Il est prêt à repartir en forêt pour convaincre ses plus farouches détracteurs. Pas question pour autant de reproduire les mêmes erreurs. Il lui faudra cette fois fournir les preuves incontestables de ses itinéraires et de ses découvertes. Il se forme donc à l’usage de divers instruments, de la cartographie à la photographie, alors balbutiante. Le 10 octobre 1863, P.B. Du Chaillu est de retour au Gabon.

 

Tout disparaît à l’eau…

 

Cette seconde vague d’exploration démarre dans la lagune de Fernan-Vaz qu’il connaît bien, où il retrouve notamment les rois tribaux dont il s’est fait l’ami et le mécène. Mais les débuts sont catastrophiques. Les équipements scientifiques qu’il compte utiliser pour rétablir son honneur disparaissent dans un naufrage. Il lui faut patienter une année de plus avant que le matériel de remplacement lui parvienne. En attendant, il chasse et amasse les collections. Lorsqu’il reçoit enfin sa cargaison, il en envoie une en retour : des crânes humains, des squelettes de gorilles, des oiseaux, des milliers d’insectes.

Puis avec des porteurs et des chasseurs de l’ethnie Nkomi, il s’enfonce au sud-est et enchaîne les rencontres avec les peuples de la forêt. Les Kélé, les Shira. Il est le premier Occidental à observer les chutes de Fougamou qu’il nomme Chutes de l’Impératrice, en l’honneur de l’épouse de Napoléon III. Chez les Shira, une épidémie de variole l’immobilise plusieurs mois. Et les relations se tendent avec les chefs tribaux. Il poursuit néanmoins son périple avec pour objectif les rives du mythique lac Tanganyka. Il découvre également un peuple jusque-là totalement ignoré des occidentaux : les Obongo. Du Chaillu note leur très petite taille. Il vient en fait de rencontrer les pygmées d’Afrique Équatoriale dont la découverte ne lui sera réattribuée que des dizaines d’années plus tard.

Peu après, dans un village forestier, alors que l’aventurier et sa troupe font leur spectacle habituel pour s’attacher le respect des villageois, une démonstration d’armes à feu tourne au vinaigre. Deux autochtones trouvent la mort et les explorateurs sont chassés armes à la main. Dans l’affolement, le matériel scientifique, les notes et les dernières collections sont abandonnées par ses hommes. L’expédition vire au cauchemar et les fièvres s’en mêlent. La troupe parvient in extremis à regagner la côte. Vivante mais dépourvue de la moindre preuve des aventures traversées. Un échec absolu pour celui qui avait repris la route de la forêt pour justement combler ses lacunes en matériel scientifique. En octobre 1865, Du Chaillu reprend la mer, la mort dans l’âme, en direction de l’Angleterre.

 

Et auteur pour enfants, maintenant…

 

En 1867 à Londres puis Paris, il publie cependant un nouvel ouvrage,  A Journey to Ashango-Land : and further penetration into equatorial Africa. Dans la foulée, il fait de même à New York où sa réputation est peut-être moins ternie. Le New York Times le congratule et ses conférences font à nouveau le plein. La Société impériale de géographie de Paris lui attribue aussi sa médaille d’argent. Dans le même temps, jamais sans ressource, notre scientifique explorateur se lance un nouveau défi : il devient un célèbre écrivain pour enfants. Ses productions jeune public lui procurent aussitôt une immense notoriété et enfin la reconnaissance du grand public. Du moins anglo-saxon. En France, sa réputation se perd dans les limbes de l’histoire.

C’est de toute façon loin de Paris que notre explorateur va poursuivre sa trajectoire hors du commun. Loin de la forêt équatoriale, au début des années 1870, Du Chaillu s’entiche cette fois de la Scandinavie et des régions nordiques. En Suède, en Norvège, en Laponie ou encore en Finlande et en Russie, il va une nouvelle fois observer et décrire tout au long de ses voyages. C’est littéralement une nouvelle vie qui s’offre à lui. Du moins les débuts d’une fin de vie inattendue, sensationnelle. Le Réunionnais sera bientôt reçu à la cour du Tsar.

La fameuse technique du “Je ramène le périph’ sur le centre-ville” pour faire croire qu’on a encore des cheveux sur le dessus. Ça ne trompe hélas plus personne.