Jumbo, Leclerc, Carrefour… Pris les doigts dans le pot de confiture (1)

Cent pages : c’est l’épaisseur du rapport demandé et publié par l’Observatoire des prix, des marges et des revenus à La Réunion, et dans lesquelles les pratiques des grandes surfaces sont révélées au grand jour. En résumé ? Elles ont organisé, depuis des années, un système qui leur a permis d’augmenter leurs marges au détriment de tous les autres acteurs du marché… consommateurs compris. 

 

À la fin de l’année 2018, il fallait donner un peu de biscuit à ces excités de “Gilets jaunes” pour qu’ils se calment. Parmi les “annonces” de la ministre Annick Girardin, le 30 novembre, il y en a au moins une qui a été réalisée : celle d’intégrer cinquante Réunionnais tirés sort aux travaux de l’Observatoire des prix, des marges et des revenus à La Réunion (OPMR).

Il y a dix jours, tout ce petit monde était donc réuni à la Préfecture pour étudier un document qu’au Tangue, nous jugeons explosif : un rapport, demandé par l’OPMR à une société de conseil (Bolonyocte consulting) et nommé “Étude relative à l’intérêt de la création de structures coopératives ou de groupements économiques de commerçants indépendants dans le contexte particulier de La Réunion.”

Pour résumer le contexte, ce même rapport avait été effectué à Mayotte, dans le but, comme le titre l’explique, de développer les petits commerces face à la grande distribution. L’OPMR ayant vu de l’intérêt dans ce qui avait été produit à Mayotte, il a demandé la même chose pour La Réunion en avril 2018. Bien avant l’épisode “Gilets jaunes”, donc.

L’étude – dont nos confrères du Quotidien ont parlé les premiers – se divise en trois parties distinctes. C’est la première qui va le plus nous intéresser : il a d’abord fallu comprendre pourquoi les grandes surfaces dominaient le marché, avant de proposer des solutions pour permettre aux petits commerces de lutter. La troisième partie rappelle la situation mahoraise, et les solutions qui ont été apportées.

On apprend d’abord que le marché des produits alimentaires est de 1,9 milliard d’euros en 2017. Cela donne une idée du gâteau à se partager. Et dans ce gâteau, la part des grandes surfaces est de 85%, soit plus d’1,5 milliard d’euros. Les stations, boutiques et autres petits commerces n’ont plus qu’à se partager les miettes. Mais elles ne peuvent pas. Pourquoi ? 

Kamoulox.

D’abord car, entre le producteur, où qu’il soit, et le consommateur, existent tout un tas d’intermédiaires, qui se sucrent au passage : le producteur fournit une centrale d’achats, qui fournit un grossiste qui, enfin, fournit le vendeur. Le schéma n’est pas fixe, certaines étapes peuvent être sautées, mais pour résumer, avant d’arriver dans vos toilettes, votre papier-cul a été trimballé par pas mal de monde.

Le problème réside en fait dans une seule expression : la “marge arrière“. Et c’est là tout l’intérêt d’avoir de gros intermédiaires. On vous explique.

 

Quand le fournisseur doit payer son client…

 

Prenons Jumbo (ç’aurait pu être un autre). Il a un fournisseur qui lui vend du riz. Ce fournisseur lui vend des sacs de riz de cinq kilos à quatre euros (prix au pif) après négociation en amont avec Jumbo. Jumbo se prend sa marge, évidemment, il vend le riz à 10 euros. C’est du commerce, c’est normal, et ça, c’est la marge avant, classique. 

Mais Jumbo, cette marge-là, ça ne lui suffit pas. Alors, il décide, avec son fournisseur, un deal : “On se fixe un objectif de 10 000 euros de vente de riz, donc je t’en achète pour 4000 euros. Si je dépasse cet objectif, tu me donnes une récompense de mille euros.” Ça, c’est la marge arrière : le fournisseur est obligé de payer à Jumbo des récompenses en fin d’année. Et ce n’est pas tout : sont considérées comme “marge arrière”, aussi, les “prestations” que va effectuer Jumbo pour vendre le riz en question : têtes de gondole, mise en valeur sur les prospectus, etc. Le pire ? C’est que le rapport a remarqué que ces prestations n’étaient pas toujours réalisées, alors qu’elles étaient facturées !

Pour résumer : le fournisseur doit déjà faire face à une négo pour vendre ses produits aux grandes surfaces, mais doit aussi, en fin d’année, payer son client. On marche sur la tête. Précisons quand même que c’est légal. Sans commentaire. 

Et ne croyez pas que ces marges arrières sont minimes : si les marges avant “s’élève[nt] en moyenne de 15 à 25 %“, les marges arrières, elles… “sont de l’ordre de 10 à 30% du montant des achat annuels“. Ainsi, “Au total le cumul de ces différents dispositifs, permet aux acteurs de la grande distribution généraliste de bénéficier d’une marge commerciale (différence entre le prix de vente pratiqué et le prix d’achat, toute bonification comprise et ce compris la coopération commerciale) de l’ordre de 20 à 45% voire plus, par univers de produit.” Le rapport remarque ainsi, taquin : “L’imagination des acteurs de la grande distribution [est] sans limite en matière de création de nouvelles sources de revenus.

Car, avec ces marges arrières, le calcul est simple : le fournisseur, sachant qu’il va devoir payer son client en fin d’année, augmente ainsi ses prix de vente aux grandes surfaces. Du coup… “Cette logique de marge arrière très importante a mécaniquement pour effet d’augmenter artificiellement le prix de vente aux consommateurs.” Quand un mec de chez Carrefour vous explique donc, la larme à l’œil, que ses marges ne sont pas si importantes, n’oubliez pas qu’il vous parle des marges avant. Qu’il se sucre sur les marges arrières, et qu’il n’a pas envie que ça se sache : “Alors que l’ensemble des marges arrière octroyées au titre de la coopération commerciale, devraient être réaffectées en déduction du prix de vente des produits concernés, beaucoup d’acteurs ne les affectent pas au compte d’exploitation des magasins, en considérant ces revenus au titre de prestations dissociables de leur activité. Une telle pratique visant donc à affecter ces revenus à d’autres postes comptables, pour le moins douteuse et opaque, a pour effet de minimiser la marge commerciale réelle du distributeur qui ne considère dès lors, que la seule marge avant figurant sur la facture d’achat. […] Certains acteurs s’appuyant donc sur la seule facture d’achat, sans prendre en compte la marge arrière générée par l’activité des magasins parviennent ainsi à démontrer que leur marge commerciale est non seulement modérée (de l’ordre de 20%) mais plus encore inférieure à celle observé en métropole pour le format des hypermarchés. Affirmation pour le moins trompeuse.” 

Demain, on vous explique comment les producteurs locaux se font aussi avoir par les grandes surfaces, malgré leurs effets d’annonce. 

Loïc Chaux