Le gorille et la gloire

À la fin des années 1850, Du Chaillu mène sa première vague d’explorations de grande ampleur en Afrique centrale. Correspondant de sociétés savantes américaines, il jouit d’un prestige certain auprès des autorités locales et parvient à séduire les rois des multiples ethnies qu’il rencontre. Bâtisseur, explorateur, ethnologue, Du Chaillu avance à marche forcée vers son fait de gloire absolu : la résolution de la plus grande énigme naturaliste du siècle.

 

En 1857, à l’embouchure de la lagune Fernan Vaz et du delta de l’Ogooué, il existe une deuxième Washington. Le fondateur de cette ville nouvelle se nomme Paul Belloni Du Chaillu. Le terme de ville est sans doute quelque peu usurpé. Un village plutôt, un grand camp, fait d’une dizaine de cases et d’entrepôts, installé sur les terres du vice-roi Rampano, de l’ancien royaume Cama affaibli par les incessantes guerres tribales.  Avec plus de 100 m3 de marchandises embarquées, notre explorateur, désormais aguerri, a prévu large pour acheter la paix chez les peuples voisins. Il circule donc très facilement d’un territoire à l’autre, séduit les chefs Nkomi, dépasse le Cap Sainte-Catherine.

Nkomi, juillet 1858 (source)

Il navigue, s’enfonce au cœur de la forêt, chasse et surtout traque un animal mythique qui divise alors profondément la communauté scientifique. À l’époque, les Occidentaux supposent l’existence d’une espèce de grand singe dans la région depuis deux siècles mais ne l’ont jamais observée. Un crâne étrange a bien été retrouvé par le bon pasteur Wilson de Libreville et des notes hollandaises du XVIIe siècle continuent de semer le doute sur un animal seulement baptisé “gorilla” en 1847, soit pile dix ans auparavant.

Pas sûr que ça se soit vraiment passé comme ça… (source)

Dans ses notes, Paul Du Chaillu consigne toutes les légendes locales qui évoquent “l’homme sauvage de la forêt“. Et mentionne ses propres sensations lorsqu’il progresse dans la forêt, fusil en bandoulière : “J’avoue que je n’ai jamais été plus excité de toute ma vie” écrit-il. “Depuis des années, j’avais entendu parler du terrible rugissement du gorille, de sa grande force, de son courage farouche si, malheureusement, il venait à être seulement blessé par un coup de feu. Je savais que nous étions sur le point de nous dresser contre un animal dont même le tigre de ces montagnes avait peur, et qui avait peut-être chassé le lion de ce territoire.” Puis vient la fameuse rencontre après des semaines de chasse, intensément décrite. Avec force détails et précisions sur l’animal.

Paul Belloni Du Chaillu est alors le premier occidental à produire cette observation. Celuiqui fait tomber le mystère en observant l’animal, vivant, de ses propres yeux. Il en chassera ensuite un certain nombre. Dans les Bulletins et Mémoires de la Société Anthropologique de Paris, les scientifiques Albert et Jacqueline Ducros publient en 1989 un article intitulé De la découverte des grands singes à la paléo-éthologie humaine. A la page 306, ils confirment : “L’explorateur franco-américain (sic) Paul Belloni du Chaillu, en s’enfonçant à l’intérieur du Gabon, va être le premier Occidental à voir, décrire, capturer et abattre des gorilles dans leur milieu naturel.” Leur hommage est incontestable : “Mises à part les descriptions épiques des dangers de la chasse au gorille et la férocité redoutable qu’il attribue à cet animal, on peut retenir que Du Chaillu s’attache à corriger des erreurs courant sur les mœurs de ces singes et qu’il est le premier à rapporter des observations personnelles et exactes sur leur aspect, leurs attitudes, leurs déplacements ou leur nourriture qu’il détermine d’après le contenu stomacal des bêtes abattues.”

 

Et maintenant, la gloire et la célébrité…

 

Pour l’explorateur, à l’époque, cette découverte est une promesse de gloire internationale. Mais pas question de rentrer tout de suite au bercail. Les explorations se poursuivent. Les parties de chasse (gorilles, hippopotames, éléphants) succèdent aux études ethnologiques. Du Chaillu rencontre différentes ethnies, séduit les chefs coutumiers et les rois sur son chemin. Puis vient enfin l’heure du retour. Dans son campement de Washington, d’abord, puis quelques mois après, aux États-Unis. Pourtant, revenu sur le sol américain, c’est la désillusion. Ses correspondants scientifiques sont insatisfaits des livraisons effectuées, doutent de ses histoires de gorille et se refusent à financer de nouvelles aventures. Il n’est plus tout à fait un inconnu dans le monde scientifique, mais sans mécène, Du Chaillu ne peut plus explorer.

En 1860, il se tourne donc vers l’écriture et rédige en anglais son premier ouvrage baptisé Explorations and adventures in Equatorial Africa celui dont sont tirées les citations reproduites plus haut. style=”letter-spacing: 0.05em;”>Mélange de travaux naturalistes, de descriptions ethnologiques et de récits sensationnalistes, l’oeuvre interpelle la société américaine. Dans son introduction, Du Chaillu joue pourtant la modestie : “Sur les huit années que j’ai passées à visiter cette partie de l’Afrique, ce volume ne contient que les souvenirs des quatre dernières, 1856, 57, 58, 59 (…) L’exposé des résultats offrira peut-être quelque intérêt aux lecteurs.” Avant de dresser un inventaire impressionnant : “J’ai fait à pied, et sans être accompagné d’aucun autre homme blanc, environ 2700 lieues. J’ai tué, empaillé et rapporté plus de 2000 oiseaux dont plus de 60 espèces nouvelles, et j’ai abattu plus de 1000 quadrupèdes dont j’ai empaillé et rapporté plus de 80 squelettes. Parmi ces quadrupèdes, il n’y a pas moins de 20 espèces jusqu’alors inconnues à la science .”

Très vite, ses écrits intriguent la presse, qui le surnomme “Mister Gorilla“.

Paul, à Boston.

Il multiplie dès lors les conférences. En juin, Du Chaillu prend même une forme de revanche en se faisant inviter à l’American Geographical and Statistical Society. À la tribune, il succède à la lecture d’une lettre de David Livingstone. Mythique. C’est la consécration. Le succès fulgurant. Son livre est édité à Londres dans la foulée et s’écoule à plus de 100 000 exemplaires en deux ans. Paul Belloni Du Chaillu devient en un éclair l’égal des plus grands explorateurs de son temps. De la trempe des Stanley, Livingstone, Speke et bientôt Brazza.

Dans la foulée, le Bristish Museum lui achète même les restes de sa collection à un prix délirant pour l’époque. À trente ans à peine, le petit créole quasi orphelin est devenu riche et célèbre. En 1861, il est invité à la conférence annuelle de la Royal Geographical Society. La plus prestigieuse au monde, qui soutient alors les plus grands aventuriers déjà cités ou d’autres scientifiques prometteurs dont un certain Charles Darwin, probablement présent le jour de son allocution. Peu après, il publie un article scientifique dans la revue de l’Ethnological Society of London : Observations on the people of Western Africa.

La classe américaine. (source)

Naturalistes, ethnologiques, botaniques, médicales, ses descriptions et ses analyses sont multiples. Les pirogues, les structures des villages, la sorcellerie, le caoutchouc, les poisons, les fourmis, les rites, les croyances, les tatouages, Du Chaillu chronique la moindre de ses observations avec détails et précisions. Le volume d’informations rapporté du continent méconnu déconcerte même les plus éminents spécialises de l’époque qui ne goûtent pas vraiment le ton romanesque de ces récits. Notre explorateur autodidacte va bientôt en payer le prix fort.